Un carnet de festival, c’est comme un carnet de voyage. Nous le savons tous, tracer la route est bien plus important que le but. Le routard découvre des paysages, des monuments, des lieux magiques, des rencontres qu’il partage avec les voyageurs sédentaires. Il existe bien des façons de tracer la route, en mouvement, immobile, intérieure, et bien d'autres.
C’est un peu ce que nous offre le cinéma, un paysage nouveau, connu, à découvrir, des monuments aux odeurs anciennes, de l’émerveillement, de la colère parfois, de la déception, des rencontres entre deux séances dans les couloirs hantés par la foule fragile. Chaque festival est une balade intérieure, immobile, mais pourtant toujours en mouvement. Cannes est un pèlerinage pour le critique, il passe de chapelle en chapelle pour honorer ses petits dieux multiples.
C’est d’abord le plus vieux, noir et blanc, muet, restauré, le Napoléon d’Abel Gance. Sur l’écran, le temps n’existe plus. Nous sommes pris d'une sensation particulière, imprégnée d’hier, et de l’émerveillement de l’enfance. Déjà tout est inscrit dans le cinéma muet, qu’il développera plus tard avec de nouvelles techniques. Pour moi, c’est un retour dans le temps, ce gamin qui découvre la version parlante et réduite, dans un de ces petits cinémas de quartier, aujourd’hui disparus. C’est un monument encore plein de sagesse, l’écran s’éteint, mais pas la vie.
Ailleurs, la vie s’étiole, prend les couleurs de l’habitude, d’autres mœurs, d’autres femmes, comme dans all we imagine as light de Payal Kapadia. Dans l’Inde d'aujourd'hui, pleine de traditions et d’obligations, souffle un vent de liberté. Prabha refuse toute vie sentimentale, dans l’attente de son mari disparu. Anu, sa jeune locataire, brise toutes les traditions en aimant un homme qui lui est interdit. C’est au bord de l’océan que cette histoire dessinera une aube nouvelle pour ces deux femmes, s’émancipant d’hier pour vivre demain. C’est un regard sur d'autres vies, d’autres femmes. Des sentiments universels et profonds éclairent cette histoire d’émancipation. La mise en scène se rapproche plus d’un cinéma indépendant international que des canons de Bollywood.
Cette année, la femme sera de tous les regards, de tous les espoirs, de toutes les récompenses. Celle que l’on aime, celle que l’on épouse, celle que l’on adore, fille, sœur et mère. C'est cette femme que dévoile Paolo Sorrentino, de sa naissance à notre époque. Elle ensorcelle, déploie ses ailes et sa beauté, fragile, libre, audacieuse, vénérée, à l’image de la ville de Naples dont elle est peut-être la métaphore. Parthénope est une ode à la beauté féminine, en écho à Naples, au pied du Vésuve. C’est le retour à sa ville natale pour Paolo Sorrentino, moins baroque, mais tout aussi poétique que ses films précédents avec toujours cette obsession de l’âge.
La beauté est aussi le thème de The Substance. Comme la reine de Blanche-Neige, Elizabeth n’a pas de miroir mais une substance qui crée un double plus jeune. Comme dans les contes de notre enfance, il existe des règles à ne pas trahir. Il y a un risque à jouer avec le temps qui passe. C’est voir les années doubler et vieillir à jamais. C’est une vieille demeure qui s’effondre et ne veut pas mourir, un de ces lieux où le temps a trop de prise. Quand la chair s’emballe, le chant des sirènes se perd dans l’infini et la transformation finale n’est pas belle à voir.
Kana, une autre femme, défile sur l’écran noir de nos nuits blanches. Elle vient d’ailleurs, paysage de silence, de contemplation, de méditation, du Japon. Kana est bouillonnante, toujours en mouvement, entre rage et tendresse. Elle abandonne Honda pour Hayashi. Elle rêve du désert de Namibie où se perdre pour se trouver, ou s’oublier. Desert of Namibia nous entraine dans l’antre de l’âme d’une femme furieuse à la recherche d’elle-même.
Furiosa, une saga Mad Max, retour sur l’histoire de la version féminine du guerrier de la route et elle ne se laisse pas faire. Dans un monde d’hommes où la fureur et la force sont de mise, cette marquise sait en découdre aussi bien que ses guerriers enflammés. George Miller nous surprend moins mais il a su toujours allier un cinéma dynamique populaire et un discours pertinent en seconde lecture. C’est un paysage aride quand les hommes et les femmes cherchent leur place dans le désert brûlant d’un monde en perdition. Est-ce que demain n’est pas à notre porte en un climat et un monde qui perd la boule.
Anora, une autre femme prisonnière d’un monde qui trouve dans un jeune Russe une porte de sortie à sa condition. La voilà, comme dans les contes de fées, transportée dans un autre univers quand l’argent n'est pas un frein à la folie. Et l’amour dans tout cela me direz-vous ? Il est au cœur de l’œuvre picaresque, étrange, de Sean Baker, un regard juste sur l’Amérique des oubliés. Nous l’avions découvert dans un autre festival que nous aimons bien, le festival du cinéma américain de Deauville. Il nous proposait un film tourné au portable, le road movie d’une Cendrillon transgenre dans une banlieue de l’Amérique des anonymes.
La transformation est au cœur d’Emilia Perez. Jacques Audiard continue de nous surprendre avec une comédie musicale d’un chef du cartel changeant de sexe. Il déstabilise la critique, la parole se délie, les conversations s’animent, les clans se forment, les pronostics vont bon train. Le film nous emporte au cœur de l’âme, quand la vie vous offre un autre corps pour rédemption.
Les reines du drame d’Alexis Langlois, une autre comédie musicale dans l’univers de Steevyshady, youtubeur hyper botoxé, sur le parcours d’une star aux couleurs du Paradis Latin et de Chez Michou, Mimi Madamour. Il nous montre que Cannes aime surprendre, la différence lui ouvre ses portes. Un premier film surprenant en forme de clip dans un maelström d’images et de couleurs en avance sur l’époque.
Marcello Mio de Christophe Honoré, quand une fille devient son père et que plus personne ne sait qui est qui, pas même elle-même. Une belle performance d’une actrice capable de tous les challenges, Chiara Mastroianni. Il y aura d’autres femmes dans ces histoires défilant sur l’écran, d’autres cœurs qui battent et luttent pour trouver le secret du bonheur, de leur différence dans la foule grise des hommes.
Cannes s’anime. Un vent souffle sur la Croisette abandonnée des starlettes d’hier, une palme se murmure dans l’air chaud. Nous préférons la découverte de ces pépites venues de tous les horizons du monde pour nous dévoiler des fragrances de vie ordinaire, misérables, prometteuses, impossibles, baroques, au tiercé du dimanche.
le voyageur est toujours en quête, jamais sédentaire, toujours en mouvement, nous dit Gilles Vignault dans sa belle chanson le voyageur sédentaire. Est-ce que nous serions tous en voyage, en partance pour un ailleurs nous faisant oublier ici. C’est peut- être le cas du critique cinéma, qui vogue de film en film recherche d’un je-ne-sais-quoi qui nous transporterait on ne sait où. C’est un peu ce que fait le festival de Cannes quand le voyageur finit par revenir aux origines d'une vie bien remplie.
Patrick Van Langhenhoven © Photos Michel Haumont