Antoine (Benoît Poelvoorde) est un photographe à la vie ratée. Alcoolique et misanthrope son seul ami est un petit garçon, Mattéo (Max Baissette de Malglaive) que lui confie sa mère après l’école. Refusant toute mondanité, toute vie sociale, il semble cacher une fêlure profonde, une douleur qui ne sera pas révélée. De son appartement tristement sordide lui parvient l’opus numéro douze, un fameux prélude de Chopin que joue l’une de ses voisines, de l’autre côté de la cour qu’ils partagent, anonymement. Un soir il la photographie à son piano, par curiosité, ou par nécessité tant son interprétation l’obsède. Ce soir-là, elle se suicide.
Une place dans la vie décrit avec un talent singulier un amour platonique. Chaque personnage y possède sa couleur musicale, aucun plan n’est laissé au hasard, le montage témoigne du don remarquable de sa réalisatrice. Les dialogues, rares et durs, sont autant de maximes philosophiques. A ce propos, la réalisatrice explique : "Mon rêve serait de faire un film quasi muet qui ne passe que par les visages, les regards, les gestes" .Pas de place au superflu non plus sur ce thème, les mots sont pesés et toujours justes, autant que les plans qui sont magistralement et intelligemment structurés et sublimés par les photographies prises par Antoine. Témoignage d’une volonté d’esthétisme et de sens que l’on ne rencontre plus guère dans le cinéma contemporain, particulièrement français. Ainsi ajoute-t-elle : "Son "Cri" [Le cri, tableau de Munch] m’a habitée tout au long de l’écriture de ce film. De quoi se protège cet homme que l’on voit sur ce tableau ? Du monde extérieur ou de ses propres démons ? Munch ne montre pas, il exprime. [...] Et c’est ce fil que j’ai essayé de tenir." On ne peut s’empêcher de penser à Bergman. Benoît Poelvoorde nous livre son plus magnifique jeu d’acteur, bouleversant, grandiose ! Une place dans la vie est un film sur le sens de la vie. « Est-ce qu’on s’habitue ? » demande Eléna (Ariane Labed, excellente) à Antoine ; « Oui, bien sûr qu’on finit par s’habituer. C’est même de ça qu’on meurt ! » lui répond-il. Ce film est au cinéma ce qu’a pu être Voyage au bout de la nuit à la littérature, une réflexion intense sur le sens de l’existence, et Antoine d’ailleurs, par certains côtés, n’est pas s’en rappeler Bardamu (le personnage principal du roman) dans son retrait sur celle-ci, un certain étonnement qu’ils partagent. Voir ce film est une expérience que l’on n’éprouve qu’au visionnage ou à la lecture des plus grands chefs-d’ œuvres.
La réalisatrice, parfaitement maîtresse de la chose cinématographique qu’elle a pleinement comprise et assimilée comme peu d’autres, a eu l’excellente idée de donner à son personnage principal la profession de photographe. Les premières tentatives de reproduire le mouvement en images au XIXème siècle ont été faites à partir de clichés photographiques dans un but scientifique de tenter de décomposer, et ainsi d'étudier, les mouvements des êtres humains ou des animaux. D’ailleurs l’agent d’Antoine, lorsqu’elle découvre les photos qu’il a prises d’Eléna dit qu’elles sont comme des images séparées d’une vielle bobine de film. Fabienne Godet possède un talent merveilleux, miraculeux qui réveille le cinéma français atone (bien que ce film soit une co-production franco-belge et dont l’action se situe en pays batave). Nous le répétons, il n’y a rien de superflu dans cette œuvre magistrale, ni dans les dialogues toujours précis et incisifs (dont plusieurs répliques mériteraient d’être collapser dans un livre de recueils d’aphorismes !), ni dans les plans qui parfois coupent le souffle (voir celui ou Eléna est filmée au bord d’une piscine, la caméra horizontalement inversée, créant un miroir sur lequel se projettent les deux faces de ce personnage tiraillé entre l’envie de vivre et la tentation du suicide, avant de plonger dans l’eau comme pour se fuir elle-même). A la tonalité musicale propre à chaque personnage, il faut également ajouter un élément. L’eau pour Eléna, le feu pour Antoine, représenté par la cigarette et l’alcool.
Ces deux êtres qui s'aiment mais ne peuvent s’aimer nous appellent à une réflexion sur le but de la vie, ce que l’on peut ou doit en faire, et sur la mort. Ce sujet est abordé, entre autres, par une scène de funérailles catholiques : elles ennuient Antoine, amusent Eléna au bord du fou rire. Le divin ne peut semble-t-il rien pour nous. On joue avec la mort comme avec le sens de la vie. Dans une autre scène, le petit Mattéo demande à Antoine pourquoi il ne sourit jamais ; celui-ci de répondre : « C’est parce que je réfléchis ».
Fabienne Godet signe là un film qui tend au chef d’œuvre, digne, quitte à nous répéter, dans le traitement de l’image, du scénario et du montage (chose si importante et trop souvent négligée !) de Bergman, Andrea Arnold, Wajda et des plus grands. Les comédiens parfaits de justesse de ton, bouleversants, et Poelvoorde par son jeu se montre digne des meilleurs comédiens. La dernière scène, qui pourrait passer pour une hérésie, est au contraire une manière géniale de clore le film, et révéler le talent du comédien. Superbe film donc, dont nous ne ressortons assurément pas intacts, mais enrichis. Un nouveau maître du cinéma est probablement en train d’apparaitre
Gregory Germanais