« Et j’ai dit à mon frère je te hais, mais avec un sourire. » Frère et sœur.
C’est presque une histoire biblique, ce sentiment loin de l’amour entre un frère et une sœur.
C’est au cœur de la mort que s’ouvre cette histoire de haine, le temps la nourrit encore et encore. Elle fait bien plus que son nid, elle creuse son tombeau. Elle éloigne alors qu’elle devrait rapprocher ces deux âmes d’une même fratrie. Est-ce bien de la haine ? C’est peut-être de la jalousie ou autre chose se dissimulant dans l’ombre, ne souhaitant pas dire son nom. Le récit commence par la mort d’un fils. Louis, le frère, porte bien plus qu’un deuil, qu’une fêlure, une fracture. La graine de cette haine remonte bien plus loin, mais cette mort la transforme en tempête. Est-ce de la jalousie chez une sœur ainée, Alice, qui n’est plus le centre du monde, et les livres d’un frère exhumant les souvenirs pour les jeter à la face du monde ? Est-ce le seul moyen de dire « je t’aime » ? Les deux sentiments semblent si proches et si lointains, jouant une valse des opposés sans trouver leur chemin. La mort plane comme une ombre noire, comme une figure, mère fantôme de néant pour le frère. Un accident et les jours qui creusent le tombeau d’un père et d’une mère, la douleur d’une famille, nuages noirs qui se rapprochent. Il faudra peut-être la mort pour qu’enfin parle la vie.
« Je n’ai pas de traumatisme affectif ou de remaniement existentiel. » La sœur.
Il y a comme une constance dans l’œuvre d’Arnaud Desplechin, la mort, le conflit familial, et une famille, ici les Vuillard. Nous les retrouvons régulièrement en conflit dans sa filmographie, Un conte de Noël, Rois et Reine, Les Fantômes d’Ismaël. Il nous faut regarder plus dans le territoire de la bible à travers les noms, le chaos qu’est celui de la tragédie. Le chemin de douleur d’un frère et d’une sœur au cœur de la haine semble trouver ici sa conclusion. Il n’y aura pas de mort comme pour Caïn et Abel. Il faudra brûler le passé pour construire l’avenir. Il passe forcément par la mort, celle de la figure maternelle, imposante, enivrante, cause de beaucoup, si ce n’est tout. Le père, spectateur docile, supporte le poids des déchirements et des tourments. Louis se demande comment. L’amour tout simplement est au cœur de ce volcan familial. Le père voit ce que le fils ne voit plus. Pour Louis, l’image de la sœur porte peut-être celle de la mère cachée dans les tréfonds de son âme. On se demande dans quel terreau cette haine si tenace trouve son origine.
« Tu vois, j’ai été ta muse, j’ai fait de toi un écrivain. » La sœur.
Quelques pistes nous sont offertes par le réalisateur et notre perception du récit. Elle change d’un individu à un autre, portée par le poids de son histoire. Dans ce labyrinthe, une séquence prend toute son importance, la traduction des interdits sexuels du Livre de Jonas par Zwy à la synagogue pendant Yom Kippour, jour du pardon. « Aucun d’entre vous ne s’approchera d’un proche de sa chair pour en découvrir la nudité. Je suis Dieu. Tu ne découvriras pas la nudité de ton père ni la nudité de ta mère. C’est ta mère, tu ne découvriras pas sa nudité. Tu ne découvriras pas la nudité de la femme de ton père, c’est la nudité même de ton père. Tu ne découvriras pas la nudité de ta sœur, qu’elle soit fille de ton père ou fille de ta mère. Qu’elle soit née à la maison, qu’elle soit née au-dehors, tu n’en découvriras pas la nudité… » C’est à ce moment que commence le chemin de la réconciliation, du pardon. La haine dévoile enfin ce qu’elle cachait depuis toujours. Cette nudité du corps est aussi celle de l’âme de la famille et de l’individu. Une de mes consœurs parle de Louis comme d’un personnage nietzschéen. J’imagine Zarathoustra descendu de sa montagne comme Louis parmi les hommes, ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. Alice appartient plus aux femmes de la bible dans sa force et ses blessures.
« Ta colère s’effacera comme un dessin sur le sable. » La femme de Louis.
Autre personnage féminin, la femme de Louis, la Pythie portant la parole juste. Les éléments, la pluie, la nuit, les lieux, l’hôpital, la maison des parents, une route, un chalet perdu, la forêt une scène de théâtre, un hôtel en disent long sur le récit. Dans ce voyage intime vers l’universel, le frère et la sœur doivent beaucoup au couple d’acteurs Marion Cotillard et Melvil Poupaud, mais aussi à la présence de Golshifteh Farahani. Il ne faut pas oublier la photographie, ballet d’ombre et de lumière d’Irina Lubtchansky, déjà sensible dans d’autres films d’Arnaud Desplechin. C’est la couleur de l’aube et ce cadre à l’image des femmes de la bible, douces, insoumises et si fortes intérieurement. C’est au cœur de la mort que la vie et l’amour trouvent leur chemin pour balayer la haine et faire surgir la lumière. Louis et Alice réconciliés peuvent enfin reprendre en main leur vie, voir ce royaume africain, rêve d’enfance pour Alice. C’est reprendre le chemin de l’écriture dont la haine se nourrissait pour ouvrir une nouvelle porte à l’amour. C’est peut-être aussi un changement dans le cinéma du réalisateur, qui sait ?
Patrick Van Langhenhoven
Titre : Frère et sœur
Réalisation : Arnaud Desplechin
Scénario : Arnaud Desplechin et Julie Peyr
Photographie : Irina Lubtchansky
Montage : Laurence Briaud
Musique : Grégoire Hetzel
Décors : Toma Baqueni
Costumes : Judith De Luze
Production : Why Not Production ; coproduit par Arte
Distribution : Le Pacte
Pays de production : France
Langue originale : français
Format : couleur
Genre : drame
Durée : 1h 48 min.
Dates de sortie : 20 mai 2022 (Festival de Cannes) et en salles
Distribution
Marion Cotillard : Alice
Melvil Poupaud : Louis
Golshifteh Farahani : Faunia
Patrick Timsit : Zwy
Max Baissette de Malglaive : Joseph
Benjamin Siksou : Fidèle
Cosmina Stratan : Lucia
Francis Leplay : Borkman
Clément Hervieu-Léger : Pierre
Alexandre Pavloff : Simon