Avec Un Prophète en 2008, Jacques Audiard a atteint des sommets, à très juste titre. Les auteurs mettent souvent du temps à tâtonner, à imposer leur vision atypique, exprimer leur génie créatif. Un Prophète est et restera l’un des grands films sur la prison, se hissant au niveau du film de genre américain, du chef-d’oeuvre. Une évidence : le réalisateur prenait une place particulière dans la catégorie des réalisateurs français contemporains, avec l'attente allant de pair. L’ultraviolence d'Un Prophète naviguait alors entre le réalisme sévère d’un milieu connu par trop peu et l’éblouissement soudain face à ce jeune Malick - et la révélation Tahar Rahim.
Avant ce Dheepan, couronné d’Or à Cannes en cette année 2015, De rouille et d’os avait semblé comme une transition, moins accrocheur que son prédécesseur, la délicatesse de Marion Cotillard semblait trouver refuge - avec une prestation unique - dans la figure massive du prometteur Matthias Schoenaerts. Il ne reste que les cendres du feu de joie, à son paroxysme en 2008. La violence humaine, cachée en chacun, repose cette fois-ci dans un réfugié Tamoul, ou comment placer la contemporanéité extrême dans une formule qui lui réussissait si bien. Ce tiraillement, brouillon, mêlant clichés et visions incompréhensibles d’une société actuelle en crise, surprend jusqu’à - et nous n’aurions jamais cru écrire ça sur Audiard - en devenir presque nauséabond.
Le sujet brûlant a pris des airs d’opportunisme ces dernières semaines, bien malgré lui. Comme pour Timbuktu, film de Sissako, dont la sortie coïncidait avec la montée terrifiante de Daesh, l’actualité et le cinéma sont faits pour se répondre. Ce dernier faisait, dans sa forme, le pari de se concentrer sur un village et de dénoncer subtilement cet extrémisme grandissant, en observant les riens du quotidien. Dheepan est, dans le film d’Audiard, le point d’orgue du récit, porteur du fardeau sur ses épaules. Les premières images, furtives, en guise de prologue, narrent son passé - flou tout au long de la suite - au Sri Lanka et le destin forcé pour arriver à Paris. La recomposition des liens sociaux, enjeu des migrations, lançait le film dans les houles de la plongée sociale, quand Dheepan partait avec sa « femme » et sa « fille » de neuf ans, qu’il ne venait de rencontrer que pour les besoins du voyage. Le chemin de ce trio marque alors un arrêt en France, quand la femme ne connaît que l’obsession de rejoindre le saint Graal anglais et sa sœur - la fin confirmera cette idée. La migration, l’intégration dans notre pays, tant de débats familiers et actuels. La banlieue française et Le Pré servent de théâtre à la désintégration de la banlieue façon Jacques Audiard, où fort heureusement l’illusion est de mise.
Le placement dans la peau de ces trois personnages offrait la possibilité, à
travers leur incapacité à parler notre langue, d’émettre une observation sur
notre société, une critique, se sentir de l’autre côté, analyser notre
environnement… Le regard sur la cité se révèle ne pas être celui des réfugiés
mais bien celui du réalisateur. Eux démontrent une incapacité à parler, qui
sans jugement de valeur, accouche de longs moments de compréhension partielle,
aussi aléatoires que les coups de fusil du quartier. Le rythme lent et ces
liens forts, justement, qui sous la houlette du réalisateur français auraient
pu faire des prouesses, ne retardent que l’inévitable.
Le plus choquant dans Dheepan tient en effet dans le cadre. L’ironie de
cette banlieue est qu’elle n’est logiquement pas « une petite prairie »,
comme son protagoniste le trouve dans le dictionnaire. Rapidement, ce terrain,
encerclé d’immeubles, apparaît comme véritablement hostile, aux antipodes de ce
qu’ils venaient chercher. Ainsi l’accueil réservé par les locaux regorge de
surprises, ou comment des hommes patientent sur les toits avec des armes,
tirent en rafale, des barons de la drogue gentils uniquement avec le gardien…
Un décor de carton-pâte où les personnages sont étouffés à leur propre jeu,
sans espace, coincés dans le mirage du gros plan. Audiard n’a quand même pas
perdu de sa superbe et certains plans plus allusifs, intimes et sensibles
contrastent et soulagent, puis frustrent. Comme Marion Cotillard dans son
précédent film, nous voulons plus de délicatesse ! Mais encore une fois, la
dureté de la situation des réfugiés, évidente aux yeux de tous, coïncide
avec une accentuation alliée à un tas de clichés, destinés à faire monter la
pression et le mal-être des personnages.
Les petites phrases « putain, j’en peux plus », saupoudrent la recette où les plus gênés semblent n’être que nous. Heureusement la banlieue est « un peu pareille mais moins dangereuse - que le Sri Lanka - » comme l’affirme le duo. Ce genre de comparaison apporte la stupéfaction : une comparaison entre un pays en guerre et une banlieue française… Audiard injecte peut-être son regard, ce qu’il a observé ou entendu sur les alentours parisiens reclus. Ce geste artistique osé néanmoins stigmatise par la peur qu’il crée. Que dire de la tentative d’inversion, en appelant le dealer, gentil petit blanc interprété par Vincent Rottiers, Brahim. Non, ça ne suffit pas.
Dans une période si criarde et clivante politiquement, le septième art se
serait bien passé de cela. La seconde partie confirme les doutes existants et
matérialise les tensions dans une explosion digne d’un mauvais blockbuster.
L'issue de l'embuscade restera d'ailleurs une énigme... Le réalisateur français
ne semble pas s’en rendre compte, et continue de s’amuser à marcher sur la
bande blanche tracée par Dheepan, entre film de genre américain, type gangsters
et film d’auteur français, type réaliste. Ne sachant choisir, il intègre ficelles
de l’un et de l’autre - même s’il s’exprime mieux dans la seconde catégorie,
par la lenteur et l’apparition furtive de sentiments des personnages. Les
immigrés tamouls ne sont en effet qu’un leurre du film de genre et de la
volonté première du réalisateur.
Il poursuit en effet cette voix de la violence extrême de l’Homme et semble utiliser un "exemple" parfait, avec Dheepan fuyant guerre et barbarie et pourtant, comme tous les autres. La violence ici accable le protagoniste, le rattrape tel son passé, tel un instinct animal et terrifiant - renforcé par le côté "sourd et muet" car parlant mal le français et devant être éduqué, encore une fois un cliché. Audiard a-t-il foi en l’humanité ? Tous ses personnages sont dans l’obligation d’exploser à un moment, quand un mur se dresse devant eux, ils laissent s’extraire une dose de testostérone, souvent provenant de l’instinct de survie… De plus, le mystère entourant beaucoup de situations finit par être de trop. Audiard se cache dans les moments pouvant altérer la marche en avant de son personnage, privilégiant clairement le grand spectacle, l’illustration à l’évocation. Savoir cette Palme remise par les frères Coen renforce l'amertume. Peut-être y ont-ils vu un second degré ou une ironie les ayant amusés, eux qui la maîtrisent si bien ? Nous, en tout cas, face à Dheepan, nous ne rigolerons pas.
Clément SIMON
Titre français : Dheepan
Réalisation : Jacques Audiard
Scénario : Jacques Audiard, Thomas Bidegain et Noé Debré, librement inspiré des Lettres persanes de Montesquieu
Photographie : Éponine Momenceau
Production : Pascal Caucheteux
Bande originale: Nicolas Jaar
Pays d'origine : France
Genre : drame
Durée : 109 minutes
Dates de sortie : France : 21 mai 2015 (Festival de Cannes 2015 - compétition officielle) France : 26 août 2015
Distribution
Antonythasan Jesuthasan : Dheepan
Kalieaswari Srinivasan : Yalini
Claudine Vinasithamby : Illayaal
Vincent Rottiers : Brahim
Marc Zinga : Youssouf
Tarik Lamli : Mourad