« On ne fait rien de mal, c’est juste un jeu. »Entre ombre et nuit, une jeune fille regarde au loin les lumières clignotantes de la ville. Elle se prépare à un retour sur les terres de l'enfance. Elle se souvient, comme un vent sauvage, des images de cet été particulier. Un groupe d'enfants marqués par la mort du jeune frère de Tim, Jan, tente de retrouver le chemin de l'innocence. Les deux garçons, Tim et Laurens, s'inventent des jeux stupides pour découvrir le corps des filles. Eva, pour échapper au chaos familial, pour fuir la solitude, les rejoint. Elle cherche l'amitié de la jeune Elisa qui la fascine. Elle découvre cette devinette introuvable pour piéger les filles. Les jeux de l'enfance ne sont pas toujours ceux de l'innocence...
Eva, le personnage principal, appartient à ces figures qui nous hantent longtemps après le mot fin. Elle n'a jamais quitté cette enfance, prisonnière d'un passé qui la hante et finit par la ronger. Il n'existe pas d'espérance, de résilience, de chemin de rédemption pour inscrire le mot futur. Elle représente l'expression de l'innocence à son plus haut niveau, quand elle sombre dans une prison dont aucun prince charmant ne viendra la délivrer. Au début du film, Eva adulte montre cette errance, ces rencontres impossibles, ces réactions que nous comprendrons bien plus tard quand nous aurons fait la route à ses côtés. Un visage dans l’ombre, une question, comment vivre avec le poids du passé ? La caméra de Veerle Baetens et la photographie de Frederic Van Zandycke expriment cette sensation que nous comprendrons bien plus tard. Ce sont des plans serrés sur le visage d'Eva, cadré souvent entre la lumière floue de la ville au loin et la nuit. On est confiné à l'intérieur, serré sur Eva, comme si le monde autour n'existait plus. Veerle Baetens disait à l'actrice adulte « Pense à une Geisha. Elle avance avec lenteur vers son but ». Puis le cadre éclate, se pare des couleurs de l'été, dévoile un groupe de gamins et l'insouciance de cet instant fragile entre la fin de l'enfance et le passage à l'âge adulte.
C'est une thématique chère au cinéma qui est marquée parfois par un drame. On ne soupçonne rien des choix de la réalisatrice, du chemin que prennent ses personnages. Peu à peu, de détail en détail, dans le non-dit, se glisse la réponse finale. Toucher l'essentiel, jouer la carte de la simplicité pour pénétrer plus profondément l'âme d'Eva. Dans la dernière séquence, c'est un bousier sur le dos qui tente de se redresser. Il en dit beaucoup plus sur ce que la caméra ne montre pas. Elle choisit de ne jamais montrer, juste suggérer, elle choisit l’image qui soulève dans notre esprit le voile, démasquant la rude vérité. Le film est rempli de ces métaphores, symboliques, choisies pour dire l'innommable. Je pense au cinéma d’Ozu, et japonais en général, à son aspect contemplatif, ses non-dits, ses silences. Veerle Baetens est un Ozu noir où la famille ne joue pas la carte des retrouvailles, mais de l'abandon. C'est dans ce maelström, en quête d'identité, de reconnaissance, que se joue le fil d'Ariane qui finira par se briser. Eva ne sortira jamais du labyrinthe qu'elle s'est forgé. C'est le territoire qu'explore Veerle Baetens avec profondeur et noirceur dans ce chemin des lumières de l'été. Une actrice au choix particulier construisant une quête de l'âme qu'elle poursuit avec talent dans Débâcle. Le film creuse de nombreux sillons, l'innocence, la perversion, le poids de nos actes, le karma que nous portons et dont la fin est l'unique échappatoire.
Nous sommes liés à notre enfance, cette terre ancienne qui nous construit mais engendre nos fractures, brise les tombeaux de nos ignorances. Nous sommes liés à ces paysages anciens qui font de nous les adultes que nous sommes. Nous sommes liés aux anciennes blessures que personne n’a voulu voir ni soigner. Nous sommes liés aux adultes, même quand ils nous abandonnent. Ce sont eux qui hantent nos nuits et nos jours et qui marquent pour toujours le chant de notre destinée. C’est au cœur de la famille que nous traçons la ligne de vie. C’est au cœur de la famille qu’elle se brise et devient poussière. C’est dans ces étés ordinaires de l’innocence de l’enfance, quand les jeux nous échappent pour devenir nos fantômes à l’âge adulte. Quand on invente ces jeux stupides, ces devinettes impossibles pour les beaux yeux des filles. La perversion se dévoile au fur à mesure et nous comprenons que l’innocence ne peut gagner la bataille. Que le jeu sans conséquence devient bien plus, une parcelle de néant qui grandit avec les années et ronge toute espoir de construire autre chose que le vide. Il faut saluer non seulement la direction d'acteurs, mais aussi une réalisation remarquable, pour un film qui explore, dans ce territoire de l'enfance, un sujet nouveau. Il faut saluer la performance des deux Eva, jeune et adulte, dans des rôles complexes.
Patrick Van Langhenhoven
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Titre original : Het smelt
Titre français : Débâcle
Réalisation : Veerle Baetens
Scénario : Veerle Baetens et Maarten Loix, d'après le roman Débâcle de Lize Spit
Photographie : Frederic Van Zandycke
Montage : Thomas Pooters
Musique : Bjorn Eriksson
Costumes : Manu Verschueren
Direction artistique : Robbe Nuyttens
Pays de production : Drapeau de la Belgique Belgique
Langue originale : néerlandais
Format : couleur
Genre : drame
Durée : 111 minutes
Dates de sortie : 28 février 2024 21 janvier 2023 (festival de Sundance) 28 février 2024
Distribution
Charlotte De Bruyne : Eva, adulte
Sebastien Dewaele (nl) : Dad
Amber Metdepenningen : Tess, jeune
Spencer Bogaert : Tim, adulte
Naomi Velissariou : Mom
Rosa Marchant : Eva, jeune
Femke Van der Steen : Tess, adulte
Simon Van Buyten (nl) : Laurens (adulte)
Anthony Vyt : Tim (jeune)
Charlotte Van Der Eecken : Elisa, jeune
Matthijs Meertens : Laurens, jeune