"Prends garde à Crimson Peak".
Message venu du fond des abîmes où les vivants ne jettent plus le regard, de peur de sombrer dans un gouffre abyssal. Édith reçoit cette mise en garde à la mort de sa mère, quand elle n’est encore qu’une enfant. C’est aussi l’âge des promesses de la vie où elle découvre ce spectre décharné, venu de la sombre boue des cimetières. Depuis, elle n’a plus revu d’autre efflanqué évanescent, mais elle n’ignore pas que le don perdure. Elle devient une belle et jeune romancière de fantômes, en quête d’éditeur, amoureuse tiraillée entre deux cœurs. Elle est hantée par les ombres qu’elle perçoit au bord du monde des vivants, ceux que nous appelons les fantômes.
Elle finit par se laisser emporter par un baronnet débarqué d’Angleterre où les ectoplasmes courent le long des couloirs des demeures froides. Édith se retrouve à pousser la porte de Crimson Peak. Les enfants trop curieux n’écoutent jamais les mises en garde des brumes de l’au-delà. Elle ignore encore que la maison vibre comme une âme, une chose vivante, elle suinte bien plus que des fantômes et des silhouettes indéfinissables. Sir Thomas, son mari et sa sœur, Lady Lucille, semblent si courtois, mais peu à peu les apparences se fragilisent, les horloges sonnent le glas quand l’espérance, entre aube et noirceur des ténèbres, s’évanouit. La réalité échappe à la raison et devient le bourbier où les vivants sont peut-être plus dangereux que les morts.
L’histoire se résume simplement. Une jeune Américaine fortunée s’éprend d’un baronnet de la vieille Angleterre. Elle trouve, de l’autre côté de l’Atlantique, une antique demeure plantée au cœur des terres de sang, se révélant l’antre des cauchemars. Elle dissimule des secrets qui se révèleront dangereux pour sa vie. La vérité finale dévoile une réalité à mille lieues du merveilleux attendu, du bonheur utopique d’un amour romantique sublimé. Il serait injuste de réduire Crimson Peak à cette seule vision. C’est entre les lignes, dans les décors, les oppositions, les fantômes et les vivants, que le spectateur curieux trouve matière à réflexion.
On voit souvent dans l’œuvre de Guillermo Del Toro deux parties distinctes, presque comme une fracture, un cinéma blockbuster Pacifique Rim, Hellboy, Mimic souvent en langue anglaise et en face, une œuvre plus personnelle, L’échine du diable, Le labyrinthe de Pan. Crimson Peak représenterait le troisième volet de cette trilogie. Le projet remonte à dix ans, le réalisateur souhaitait reconstituer la maison, quatrième personnage, aussi important que les acteurs de chair et d’os. Dans la lignée de La maison Usher d’Edgar Alan Poe, vaisseau échoué sur la plage des vivants, le décorateur Thomas Sanders s’inspire, comme l’histoire, du roman gothique. Derrière l’horreur se cache la romance, l’amour échappant aux griffes de la nuit pour devenir l’unique chant de l’existence. Les fantômes deviennent le décor d’une histoire d’amour plus ambiguë, plus complexe. Il se réapproprie les thèmes souvent développés dans les autres films de Guillermo Del Toro, l’opposition entre l’humanité et la monstruosité, société ancienne et moderne.
Ceci se retrouve à la fois dans la morale de l’histoire et dans le physique des personnages. Que faut-il craindre le plus, les spectres nauséabonds hantant la demeure ou les vivants au visage d’ange ? La réponse s’avère plus complexe et soulève une autre notion, celle du bien et du mal. C’est là que Crimson Peak dévoile toute sa force et son intérêt. La frontière qu’il trace entre Dieu et Satan se retrouve aussi dans L’échine du diable, Le labyrinthe de Pan d’où l’idée d’une trilogie. Il construit, derrière l’évidence, l’opposition du bien et du mal. Les fantômes aux couleurs de nuit finissent par se teinter de sang. L’Amérique, en pleine expansion, annonce le futur et ses technologies, face à la terre désertique, retranchée dans les vieux jours d’une gloire passée. Les vivants, c’est un baronnet avide de regagner l’honneur d’une noblesse déchue face à ces nouveaux riches, un futur où le premier ne possède plus sa place. Il viendra un jour où ces héritiers de la vieille Europe ne seront plus que des fantômes. Les revenants apparaissent donc comme des êtres maléfiques, noirs et suintant la peur avec leurs longues mains osseuses.
Le spectateur, comme la jeune Édith, emporte avec lui cette image négative jusqu’au final. Il évolue, du noir symbole du néant au rouge sang de la vie, de l’espérance, de la révolution. Un seul d’entre eux porte la couleur blanche de l’innocence. Notre idée de départ évolue, renouant les fils du passé et du présent. Hier et demain deviennent une autre lecture. Nous voyons une vieille noblesse qui n’arrive pas à conquérir l’avenir. La machine de Sir Thomas ne fonctionne pas, il lui manque une pièce pour se projeter dans l’avenir et relancer la grandeur d’autrefois. La demeure au toit troué, au couloir en forme de mâchoire, devient l’antre d’un temps révolu où gémissent les fantômes d’antan. La lande déserte, les terres rouges et la neige qui n’efface pas la trace des crimes anciens, renforcent cette idée. Nous remarquerons que ce qui sauve Édith, c’est un tapis neigeux blanc au coeur de cette nuit. Les vivants se répartissent en deux catégories, les vieux nobles avides, prêts à tout pour ne pas perdre leur pouvoir.
Le frère et la sœur sont liés par un sentiment que je ne peux dévoiler, renvoyant à ces nobles dépassés, repliés sur eux-mêmes. En face l’image, est plus positive, c’est l’Amérique de la conquête et des avancées techniques. « Nous ne pourrons plus revenir en arrière » pourrait être une des fins possibles. La dernière séquence mélange les voiles blancs et sombres où le rouge sang et le blanc de la neige, le bien et le mal sont dépassés. En fond, le gris d’une machine regarde l’affrontement des deux créatures vivantes, où les enjeux finaux annoncent un monde moins manichéen. Tout à coup, derrière le discours simple, une autre complexité apparaît. Nous nous apercevons que même lorsque Guillermo del Toro concède aux studios, les thématiques demeurent présentes et derrière, se cachent d’autres portes à ouvrir. À partir de ces pistes, Crimson Peak confirme notre hypothèse qu’il n’existe qu’une seule œuvre hantée par la même question. Entre hommages au cinéma de genre et inspiration personnelle, il revisite avec délices le thème de la maison hantée.
Patrick Van Langhenhoven
Titre original : Crimson Peak
Réalisation : Guillermo del Toro
Scénario : Guillermo del Toro, Matthew Robbins et Lucinda Coxon
Décors : Thomas E. Sanders
Costumes : Kate Hawley
Montage : Bernat Vilaplana
Musique : Fernando Velázquez
Photographie : Dan Laustsen
Production : Guillermo del Toro, Callum Greene, Jon Jashni et Thomas Tull
Producteur délégué : Jillian Share Zaks
Société de production : Legendary Pictures
Sociétés de distribution : Universal Pictures (États-Unis), Universal Pictures International France (France)
Budget : 55 000 000 $
Pays d’origine : États-Unis
Langue originale : anglais
Format : couleur - 2,35:1 - son Dolby numérique
Genre : Horreur
Durée : 118 minutes
Dates de sortie : 14 Octobre 2015
Distribution
Mia Wasikowska (VF : Barbara Probst) : Edith Cushing
Jessica Chastain (VF : Ingrid Donnadieu) : Lady Lucille Sharpe
Tom Hiddleston (VF : Alexis Victor) : Sir Thomas Sharpe
Charlie Hunnam (VF : Stéphane Pouplard) : le Dr. Alan McMichael
Jim Beaver (VF : Jean-Yves Chatelais) : Carter Cushing
Leslie Hope (VF : Véronique Augereau) : Mme McMichael, la mère d'Alan
Bruce Gray (VF : Philippe Ariotti) : Ferguson
Burn Gorman
Doug Jones
Javier Botet