L’histoire se déroule dans les années cinquante dans une Amérique conservatrice au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Le monde n’est pas près de changer, l’homosexualité est encore un tabou, une maladie. Thérèse, petite vendeuse dans un grand magasin de Manhattan, croise un jour le regard de Carol. Quelque chose prend naissance au fond de son cœur, s’envole, accroche la dame distinguée et l’emporte sur les conventions. La jeune Thérèse rêve d’une autre vie et ne compte pas s’éterniser dans le rayon des jouets, la photo l’intéresse beaucoup plus. Carol, bourgeoise que les années ne semblent pas toucher, cherche pour sa fille une poupée spécifique qu’elle remplace par un train électrique. Une paire de gants oubliés sur le comptoir scelle le destin de ces deux femmes.
Carol, en instance de divorce pour un moment d’égarement avec une autre femme, sent son cœur de nouveau s’emballer, jouer la chamade pour cette jeune fille croisée le temps d’un soupir. C’est pendant une escapade le long des routes de l’Amérique que les deux femmes découvrent leur amour réciproque. La passion les emporte dans un monde banni par les codes de l’époque. Au cœur de l’hiver, quand Noël bat son plein, que la fête déborde à l’extérieur, anonyme, fantôme ordinaire elles passent de motel en motel pour finir le jour de l’an ailleurs. Carol devra choisir, ou revenir à une petite vie ordinaire dans une prison dorée ou vivre pleinement sa nature profonde. Briser les carcans et prendre la route de son cœur ou rentrer dans le rang. Pour les deux femmes, il s’agit de bien plus que d’une question de survie.
C’est le premier scénario que Todd Haynes n’a pas écrit. Tiré d’un roman The Price of Salt de Claire Morgan, pseudonyme de Patricia Highsmith, c’est le seul de l’auteur à ne pas être un polar bien que l’atmosphère nous ramène au genre et à l’un de ses maitres, Hitchcock. Nous pourrions voir Kim Novak, Grace Kelly, ces blondes que le réalisateur affectionnait, incarnées chez Todd Haynes par Cate Blanchett. Roman de la honte écrit après L’Inconnu du Nord-Express, il ne sera publié que bien plus tard, en 1952. Le prix du sel, premier titre, évoquait peut être celui du sel de la vie ? C’est la costumière du réalisateur pestant contre le manque de rôles féminins dans le cinéma américain qui lui propose le projet sur un scénario de Phyllis. Todd Haynes dans une interview aux Cahiers du cinéma de janvier 2016 dit s’inspirer de David Lean et de Brève rencontre pour sa séquence du début. Le film s’ouvre sur le même principe et le chemin que nous allons parcourir changera notre première impression en revenant au point de départ.
Il inscrit souvent son cinéma dans un retour en arrière pour confronter des personnages ordinaires, mais marginaux, dans leur combat face à une société réactionnaire. Autant Loin du paradis s’inscrivait pour son inspiration dans le cinéma de Douglas Sirk, avec la même élégance, autant Carol semble puiser son inspiration dans tout le cinéma américain d’après-guerre et des années cinquante. Dans une approche simplifiée, nous pourrions parler de néoclassique. Je pencherais au contraire pour une extrême modernité, Carol en devenant le point culminant. Il s’imprègne du cinéma d’hier et des grands maitres pour construire sa propre démarche narrative. Dans ce dernier film, l’influence existe, mais n’est plus identifiable comme son propre apport.
Todd Haynes continue de bâtir une œuvre personnelle en marge, Carol peut se voir comme la fin d’une trilogie commencée avec Loin du Paradis, et la série Mildred Pierce. Il confronte trois femmes face au mur des conventions qu’elles brisent. Il filme la perception, l'approche du sentiment dans le flou des lumières et la neige qui tombe en petits flocons vierges. C’est à cet instant dans les premiers soupirs des corps, que Carol ouvre son âme, trouve son chant aérien et divin. Il touche à la mélancolie de l'amour quand il n'est que braises qui crépitent. Il y a comme une fragrance d'extase, une symphonie des corps qui composent la peinture du vivant.
Il court un vent de liberté qui s'écrase sur le mur des conventions dans la tempête du divorce. Il faudra combien de batailles à mener, à perdre ou gagner pour en arriver au regard d’aujourd'hui, briser les carcans arriérés. Tout cela prend le temps d'un voyage, d'une illusion jetée sur le voile du temps pour que mûrissent les sentiments. Puis ils s'en sont allés gagner le cœur du désespoir quand l'âme n'a plus le miroir de l'autre où trouver sa grâce.
Il ne reste que les souvenirs, ils ne savent pas mentir et transforment en douleur les sentiments de bonheur. Il ne restera que le temps pour rappeler aux amants qu'ils furent un instant plus grands que tout. L'oiseau se croyait sorti de sa cage, mais il retourne en prison où il ne chantera plus. Carol étire son récit au cœur de l’hiver et de la fête de Noël, la plus conventionnelle, où le monde éclate dans les rues noyant les solitudes dans une fausse idée de l’amour universel. C’est bien la rencontre de deux cœurs solitaires en rupture cherchant un autre avenir un à bâtir. C’est peut-être ce lien qui, dans la foule, crée l’aimant qui les attire. Le choix de la saison n’est pas anodin, il répond à la solitude et à la froideur que leur amour éveille chez les autres.
C’est d’abord la ville avec son manteau de neige, débordant, vierge de tout et la route où les arbres dressent leurs squelettes décharnés, mains tendues implorant le ciel pour le retour du printemps. Le film s’achève dans les couleurs d’un feu crépitant dans l’âtre où les âmes apaisées et heureuses se serrent l’une contre l’autre. Il y aurait encore tant à dire sur le cinéma de Todd Haynes, prouvant combien en inscrivant son histoire dans les marches d’hier, il parle encore de nous ici et maintenant. N’oublions pas la prestation particulière de Cate Blanchett, toujours magnifique dans un rôle où la douceur, la retenue, le geste esquissé, la caresse d’une main, la tendresse d’un regard comme celui de la fin disent tout. Rooney Mara, récompensée à Cannes, construit un personnage en apparence fragile, comme les poupées de porcelaine qu’elle vend et qui se révèle beaucoup plus solide. Kyle Chandler interprète le mari de Carol de façon magnifique, dans un personnage amoureux, mais perdu, qui s’accroche encore tout en sachant qu’il n’existe plus rien pour le retenir. C’est un film qui tient autant au jeu de ses acteurs qu’à la mise en scène de son réalisateur. Peut-être nous dit-il, faut-il aller à la rencontre de notre nature, de ce qui vibre au plus profond de nous, de ce que nous sommes. Une vie n'est pas un fardeau à porter, mais un chemin de liberté à parcourir.
Patrick Van Langhenhoven
Titre original : Carol
Réalisation : Todd Haynes
Scénario : sur un scénario , d'après Carol de Patricia Highsmith
Direction artistique : Judy Becker
Décors : Jesse Rosenthal
Costumes : Sandy Powell
Photographie : Edward Lachman
Montage : Affonso Goncalves
Musique : Carter Burwell
Production : Elizabeth Karlsen, Tessa Ross, Christine Vachon et Stephen Woolley
Sociétés de production : Film4 et Number 9 Films ; Killer Films (coproduction)
Sociétés de distribution : The Weinstein Company (États-Unis), StudioCanal (Royaume-Uni)
Pays d’origine : Royaume-Uni et États-Unis
Langue originale : Anglais
Format : couleur - 2,35:1 - son Dolby numérique
Genre : Film d'amour
Durée : 118 minutes
Dates de sortie : France (Festival de Cannes) ; 13 janvier 2016 (nationale)
Distribution
Cate Blanchett (VF : Isabelle Gardien) : Carol Aird
Rooney Mara : Therese Belivet
Sarah Paulson : Abby Gerhard
Kyle Chandler (VF : François Raison) : Harge Aird
Jake Lacy : Richard
Carrie Brownstein : Genevieve Cantrell
Cory Michael Smith : Tommy
Jake Lacy : Richard
John Magaro : Dannie
William Willet : le serveur du NYC
Kevin Crowley : Fred Haymes
Misty M. Jump : un membre du personnel du Oak Room
Jim Dougherty : M. Semco
Steven Andrews : le photographe du New York Times
Giedre Bond : une amie de Richard