« Elle est pas juste fauchée. Elle est juste déglinguée. »
Jasmine ressemble à ces soleils clinquants, éclaboussant le monde qui les entoure. Ils finissent toujours par s’effacer dans l’horizon pour disparaître. Elle débarque chez sa sœur qui tente de refaire sa vie avec un brave type à San Francisco. Jasmine a le blues ficelé au cœur comme un mauvais paquet cadeau, elle quitte le monde huppé pour la zone. Elle quitte le mensonge et l’apparence pour la sincérité et le cœur gros qui bat juste par amour et non par intérêt. Elle ignore encore cette vérité, rongée par son spleen, elle descend les échelons aussi vite que la courbe des dollars pendant la crise. Elle est perdue comme la petite flamme d’une bougie qui s’éteint si personne ne la ranime.
Elle pense qu’en retrouvant un foyer aimant, elle rebondira comme un ballon pour se perdre de nouveau dans le ciel. Qui est vraiment Jasmine, une petite fille perdue, une femme choisissant le mauvais choix pour ses rêves, une égoïste prétentieuse et imbue d’elle-même ? Et si, tout simplement la vérité était un mélange de tout cela…
Nous passerons sur la récurrence du Woody Allen qui tombe à chaque automne. Depuis son escapade européenne, il semblait se contenter de surfer sur la vague en général. Il revient en Amérique avec ce petit bijou surprenant, à plusieurs niveaux de lecture. Le premier concerne la différence de classes entre Jasmine et sa sœur avec comme effet miroir, la côte Est ancrée dans l’univers de l’argent et la côte Ouest plus branchée, plus moderne. La sœur se laisse porter par son cœur, son instinct et Jasmine par sa volonté de paraître et son goût du luxe.
Même fauchée, elle arbore encore ses signes de richesse, sacs de marque, princesse déchue, grand seigneur. Pourtant, peu à peu, le film montre un personnage qui sombre car son rêve la tenait debout, puis l’a mise à terre. Il ne reste plus rien et même le dernier soubresaut annonce la mort. Il n’existe pas de rédemption pour Jasmine dans ce dernier Woody Allen plus sombre. Cate Blanchett apporte au personnage toute la finesse, l’emportant sur des terres inconnues où elle sublime ce rôle.
« J’ai fait des cauchemars et une dépression nerveuse. Il y a une limite aux traumatismes qu’on endure avant de se jeter dans la rue, et de se mettre à beugler » Jasmine
Woody Allen joue sur plusieurs tableaux, utilisant le temps présent et le passé pour décortiquer ce personnage qui peu à peu, comme le Titanic, sombre sans rémission. Jasmine est un personnage plus sombre, enfant adoptée, elle s’empare du rêve américain, de l’argent et la belle vie. À force de volonté et en changeant de nom, niant son passé de la classe moyenne, ordinaire, elle devient Jasmine, épouse un type plein aux as et se noie dans le luxe et le brillant. À l’inverse, sa sœur Ginger se contente de sa condition, vit avec ses enfants un bonheur fait d’amour et de tendresse. Ruinée, Jasmine débarque dans cet univers qui n’est plus le sien, qu’elle a renié, rejeté comme une vieille peau trop sale.
Forcément, cette confrontation entre deux classes différentes ne se fait pas sans étincelles. Woody Allen joue sur les valeurs du cœur face à celles de l’argent et de l’apparence. Il évite de tracer un trait noir et blanc, mais plutôt comme le yin yang, un cercle blanc et noir avec chacun un point blanc et noir. Cate Blanchett transforme ce personnage antipathique en une fille perdue, aux repères volant en éclats. Cate Blanchett : « Elle a fui New York parce qu’elle se sentait
jugée. Elle est très consciente de l’image qu’elle renvoie et sa volonté de contrôler cette image – son enveloppe extérieure – l’emporte sur sa véritable identité. » Le réalisateur montre tout son génie et résume ce qui suivra, en une scène au début. Jasmine raconte sa vie, dans l’avion, à une vieille dame qui n’écoute même pas. Elle n’a pas besoin de l’écoute de l’autre, juste de s’entendre parler et admirer. C’est bien tout son problème, elle ne sait plus faire le lien, le pas vers autrui, entendre, se laisser porter par son âme. Son monde est celui du mensonge, du vide et il finit par l’anéantir. A l’inverse, Ginger, admirablement jouée par Sally Hawkins, ressemble aux héroïnes lumineuses de l’auteur, toujours en mouvement, le cœur sur la main. La venue de sa sœur aura au moins une bonne conséquence.
Elle sait quoi faire de sa vie. Ce jeu de miroir se fait aussi dans le passé, à travers l’histoire de Jasmine et la découverte de son univers par sa sœur. Au premier regard, le film est donc l’examen d’une côte Est, New York où l’argent, le vide des sentiments, l’apparence comptent plus que tout le reste, un rien passéiste. En écho, la côte Ouest, San Francisco, représente, la modernité, le baume de l’âme, la sincérité, l’instinct, se laisser guider par ses sentiments. Le film de Woody Allen semble assez universel dans ses thématiques. J’avancerais une autre hypothèse : Et si le film représentait le rêve américain et la crise, à savoir le monde de l’argent, de l’apparence, de la puissance, accéder à la plus haute marche.
C’est le mari de Jasmine et son univers d’homme d’affaires qui finiront par arnaquer des petites gens, comme pour la crise. Pour Woody Allen ce rêve conduit à la névrose, à la folie et la perte de tous ses repères. Il lui oppose Ginger, le rêve du bonheur, de la famille, des sentiments partagés, de la volonté de réussir. L’ex-Mari de Ginger, à force de travail et de ténacité, accumule un petit pécule pour monter une petite affaire. Jasmine et son mari lui feront tout perdre en investissant dans la bourse. C’est bien deux notions de la société qui s’affrontent dans ce film, deux univers opposés où le bonheur et la réussite ne sont pas là où nous le croyons. Le dernier Woody Allen est un grand cru à savourer sans modération, en VO ou en VF.
Patrick Van Langhenhoven