L’audace de ce film est de réaliser une œuvre, audiovisuelle donc, sur une femme devenue aveugle. Pour son premier film, Eskil Vogt s’est lancé un défi, ou comment porter à l’écran, lieu de projection visuelle, le mal de la cécité soudaine, qui est lui l’action de ne pas voir.
Ce ressenti de l’aveuglement dans le film ne tient pas seulement dans l’essence même du sujet mais dans celle de l’image. Le réalisateur norvégien, scénariste des deux très réussis films de Joachim Trier, Reprise et Oslo, 31 août, nous plonge dans une œuvre du toucher, une œuvre où les sens sont dans un va-et-vient oscillant entre éveil et perte. C’est une perte des sens en tant que spectateurs aussi bien qu’une perte de nos sens purs dans un film ambitieux, confrontant l’imaginaire du personnage à notre réalité - parfois trop - mais où l’essai prend le dessus sur le film même.
Apportant des questionnements sur le fonctionnement de l’homme et son for intérieur, Blind relève souvent de l’expérience cinématographique. Ici, beaucoup semble tomber dans un exercice de style, plus ou moins maîtrisé. Le labyrinthe cérébral et paranoïaque prend sens relativement tardivement et suit une avancée à petits pas. Ce qui intrigue néanmoins dans cette œuvre, c’est sa force métaphorique de faire ressentir ce que la protagoniste, Ingrid, ressent. Le début est une hybridation entre plaisir d’une beauté de l’image et lenteur et douceur du grand nord.
Sur ce fond froid et blanc se noie la blondeur d’Ellen Dorrit Petersen, abandonnée à sa nouvelle vie, laissant son mari travailler. Elle découvre tout, doit réapprendre après des années d’images et de repères, à se laisser aller au développement de sens oubliés, laisser parler son imaginaire.
Son imaginaire justement et donc la création artistique reçoit une projection lumineuse. Un parallèle est établi entre la profession d’artiste, que ce soit écrivain ou réalisateur et la douloureuse situation à laquelle elle est confrontée. Elle trouve un moyen d’extérioriser ses pensées négatives, exprimer ce qu'elle ne peut plus voir ou vivre : écrire. L’écriture dactylographiée se confronte à l’écriture visuelle : il y a une perte de la réalité et de la fiction. Où sommes-nous véritablement ? Quand on comprend cela, le film se révèle vraiment, mais paradoxalement perd en intensité.
La fin est une explosion, dans sa tête, donc dans les images. Le film prend un virage « trash », l’imaginaire explore les pensées les plus sombres de l’esprit humain - sexuelles notamment - au fur et à mesure qu’il avance, et les couleurs froides du début laissent place à une explosion chromatique finale. Le virage opéré par le film est certes une rupture, néanmoins les regrets apparaissent, celui d’un potentiel inexploité, par rapport à ce que le début laissait présager. La portée du film n’en est, de ce fait que moindre, restant trop souvent hermétique au délire paranoïaque de la jeune femme aveugle. Si Ingrid peut s’imaginer le pire, la question est de savoir pourquoi Eskil Vogt ne s’est penché que sur ce côté salace - dans le sens propre - et n’a pas prolongé la délicatesse de la perte des sens initiale.
La force de Blind est de soulever des problèmes auxquels on n’aurait pas forcément pensé, ces repères visuels mis à mal, ce changement de vie soudain, interrogeant par la même occasion la création artistique et le cinéma même. C’est un film d’apprentissage de la vie pour le personnage d’Ingrid, comme d’un rappel pour nous de notre rôle de spectateur de cinéma. La surprise réside dans le chamboulement de nos habitudes cinématographiques. Et même si elle est aveugle, elle ressent certaines choses et est perturbée par d’autres et nous - avec une impression de voyeur par moment, face à son impuissance - sommes amenés à nous poser les mêmes questions, avoir des maux similaires.
La frontière entre fiction et réel est une problématique vieille comme le cinéma, et brouiller ces frontières par l’expression de l’imaginaire ou l’entrée dans le cerveau n’est pas nouveau. Blind ne réussit pas, à ce niveau, à élever la puissance du procédé jusqu’à nos sentiments. Pour un Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Gondry, 2004) la plongée cérébrale était pure et les souvenirs se mélangeaient, s’entrechoquaient alors même qu’ici réalité et imaginaire semblent entremêlés. Mais le film de Gondry, en nous perdant véritablement, nous obligeait à réfléchir sur nous-mêmes, nous évoquait des souvenirs communs aux protagonistes et à notre existence, réussissant à sublimer le procédé.
La scène des retrouvailles entre Einar et Morten au restaurant/bus laisse apparaître une filiation, même lointaine, qui finalement ne lui réussit pas vraiment. Blind a tenté beaucoup et dans un cinéma parfois stéréotypé, on ne peut qu’apprécier mais il reste surtout comme un exercice expérimental, un coup d’essai, laissant néanmoins espérer des œuvres plus abouties pour Eskil Vogt.
Clément SIMON
Fiche technique
Titre français : Blind
Réalisation : Eskil Vogt
Scénario : Eskil Vogt
Pays d'origine : Norvège
Format : Couleurs - 35 mm - 1,85:1
Genre : Film dramatique
Durée : 91 minutes
Distribution
Ellen Dorrit Petersen : Ingrid
Henrik Rafaelsen : Morten
Vera Vitali : Elin
Marius Kolbenstvedt : Einar
Stella Kvam Young : Kim (fille)
Isak Nikolai Møller : Kim (garçon)
Jacob Young : ex-mari d'Elin
Nikki Butenschøn : Ove Kenneth
Erle Kyllingmark : Bente
Fredrik Sandahl : le cycliste
Aslag Guttormsgaard : homme sympathique
Veronica Berntsen : jeune vendeuse
Steffen Skau Linnert : le serveur
Helga Guren : Anne-Lise
Tim Nansen : le docteur