1851 dans l’Oregon, quelques années avant la guerre de Sécession, le Commodore envoie ses deux meilleurs tueurs traquer une âme à éliminer du grand livre. Les deux frères Sisters ne connaissent que la loi des colts et le sang des victimes, coupables ou innocentes, que le doigt accusateur de leur maitre leur indique. C’est dans la chaleur et la poussière qu’ils parcourent la route vers l’une des dernières grandes conquêtes de l’Ouest américain. C’est à Sacramento, pays de l’or et des espérances folles, que nos deux hommes ont rendez-vous avec leur nouvelle proie. Le chemin est long et parfois sinueux, semé d’embuches, de rencontres improbables ou conventionnelles.
Il change le regard d’un homme sur le monde, quand il s’interroge sur sa nature originelle. Charlie ne connait que le chant de la poudre et l’ombre de la mort pour fiancée. Eli, l’ainé, rêve d’une boutique, un lopin de terre à la limite des forêts profondes, loin de sa trace sanglante. Il ne sait pas comment annoncer à son frangin que cette course est la dernière. Le destin réservera bien des surprises à l’un comme à l’autre. Il n’aime pas les choses acquises ni les cercles de vie dans l’eau du temps.
Le western, au-delà de son univers codifié, est habituellement le moyen de narrer une histoire différente. Comme bien souvent les genres « mineurs », le polar, la science-fiction, il ouvre la porte aux métaphores, avec une symbolique qui parle de notre époque. Jacques Audiard le transporte plus profondément au cœur des terres intimes et du sens à donner à la vie. Henry Hathaway dans Cent dollars pour un shérif confrontant une gamine pugnace à un vieux shérif bougon ne faisait pas autre chose, comme Clint Eastwood dans Impitoyable. Derrière la fureur, compagne accrochée comme une ombre à la silhouette de nos deux frères, c’est leur relation au monde et à la famille qu’il examine. L’eldorado qu’ils finissent par chercher en fin de récit, l’or permettant une autre vie, s’avère vite une illusion. Une fois de plus, c’est de la fraternité et de la violence que nous entretient le réalisateur à travers ses personnages et ses films. C’est l’image du père alcoolique noyé dans la violence confrontée à celle plus sournoise du Commodore. Il faudra bien, comme le disait Freud, tuer le père ou l’ombre qui le remplace.
C’est comme l’image des femmes dans l’univers d’Audiard. Elles cachent bien plus qu’elles ne révèlent au premier abord. Putain, mère oubliée, elles sont une partie de l’âme du récit comme souvent chez lui. Les apparences sont trompeuses, elles dissimulent une autre vérité que le spectateur se doit de chercher derrière l’évidence. C’est donc tout à fait logique qu’il se tourne vers le western et ce texte de Patrick deWitt disponible chez Actes Sud. Il ouvre sa parabole sur une vision d’enfer, une grange en feu et le décompte des morts. Les deux seules ombres dansantes sur la nuit sont les messagers du diable. Ils ignorent encore qu’ils entament une route qui les conduit des portes d’Hadès à l’Eden. Ils devront traverser la forêt profonde pour trouver leur Graal. C’est un peu la quête d’Adam chassé du paradis. Le chemin devient initiatique, symbolique à travers ses lieux. Chaque rencontre bouscule l’âme des deux frères Sisters. Le destin glisse une graine qui pousse pour finir par germer et donner un arbre de vie. Tout au long de la route, Eli s’interroge sur le cœur de la violence, le poids de la destinée. Peut-on échapper aux démons qui nous habitent ?
Peut-on échapper à l’ombre paternelle ? Les questions en soulèvent d’autres et nous ramènent vers notre quête de la famille et du bonheur paisible de la petite maison dans la prairie. À la fin, il faudra bien choisir une voie, changer ou continuer de semer la mort. Ombre et lumière se disputent la mise en scène dans le cœur des villes autour d’un feu. Les deux frères tentent de repousser l’inconnu. Loin des codes du genre, Jacques Audiard bâtit une nouvelle vision du western. Jusqu’à maintenant, l’intime se glissait entre les grands espaces et la fureur des colts pour conter le vivant. Aujourd’hui c’est l’inverse et la vision du monde change, même si le fond demeure le même. Il nous dit en raccourci que le chemin de la violence n’est pas le bon. Il propose une autre voie, celle de l’amour et de la famille. Cette utopie du bonheur ne serait donc pas un rêve, mais la réalité. Je peux échapper à ma condition de tueur pour espérer autre chose. C’est ce que nous révèle toute la filmographie de Jacques Audiard de Regarde les hommes tomber aux Frères Sisters.
Patrick Van Langhenhoven
Titre original : The Sisters Brothers
Titre français : Les Frères Sisters
Réalisation : Jacques Audiard
Scénario : Jacques Audiard et Thomas Bidegain, d'après le roman Les Frères Sisters (en) de Patrick deWitt
Direction artistique : Michel Barthélémy
Décors : Angela Nahum ; Gilles Boillot et Étienne Rohde (superviseur)
Costumes : Milena Canonero
Photographie : Benoît Debie
Montage : Juliette Welfling
Musique : Alexandre Desplat
Casting : Francine Maisler et Mathilde Snodgrass
Production : Pascal Caucheteux, Michel Merkt, Michael De Luca, Allison Dickey et John C. Reilly
Sociétés de production : Annapurna Pictures, Apache Films, Michael De Luca Productions, Page 114 Productions et Why Not Productions
Société de distribution : UGC Distribution (France) ; Annapurna Pictures (États-Unis)
Budget :
Pays d'origine : France, États-Unis
Langue originale : anglais
Format : couleur - 2,35:1
Caméra : Alexa mini et Alexa XT
Durée : 121 minutes
Dates de sortie : 4 septembre 2018 (Festival du cinéma américain de Deauville) 19 septembre 2018 (sortie nationale)
Distribution
John C. Reilly : Eli Sisters
Joaquin Phoenix (VF : Boris Rehlinger) : Charlie Sisters
Jake Gyllenhaal (VF : Rémi Bichet) : John Morris
Riz Ahmed : Hermann Kermit Warm
Rebecca Root : Mayfield
Rutger Hauer : le commodore
Carol Kane : Mme Sisters
Ian Reddington : le prêtre
Richard Brake : Rex
Hugo Dillon : Dr Crane
Allison Tolman : la fille de Mayfield
Jochen Hägele : le commerçant vendeur de cheval
Distinctions
Mostra de Venise 2018 : Lion d'argent du meilleur réalisateur