C’est bientôt l’été et on entend peut-être au loin le chant des bergers. Anna et sa famille se retrouvent comme chaque été, estivants privilégiés dans la belle demeure dominant la Méditerranée. Dans les jardins, sous l’ombre des grands arbres on discute de tout et de rien, de la vie avec ses tempêtes et ces étés ensoleillés. Vieille famille, de celles immortalisées par Visconti, elle clame la fin d’une époque où chaque classe est sa place. Le petit personnel réclame ses petits avantages et le monde tourne comme à son habitude. On évoque les jours anciens. A table, la violence des anamnèses crues trouble la tablée sage. Le frère devient fantôme et hante la parole des vivants pour ne pas se perdre dans le néant. Anna cache l’absence de son mari batifolant au bras d’une plus belle, plus que tout cela. L’été, lui, se soucie peu des petites gens, des vieilles familles d’une noblesse trop ancienne pour que l’on s’en souvienne. Il ne reste plus que le temps qui passe et dans les déchirements du cœur, l’amour s’invite, brisant les luttes de classes. À la fin, la brume où l’on se perd et se retrouve nous dira si ce n’est que le rêve du poète ou la réalité.
L’idée de départ est la pièce de Maxim Gorki, Les Estivants, dramatisant la vie des aristocrates russes et des artistes face aux bouleversements qui s’annoncent à l’aube du vingtième siècle. La réalisatrice, comme à son habitude, s’inspire de sa propre histoire pour en modifier le fond. Elle part d’une séparation qui n’a pas eu lieu sur un quai de gare. Ce n’est que bien plus tard qu’elle transforme en tragi-comédie ce moment incontournable des adieux. La réunion dans la vieille demeure aux allures seigneuriales prendra cet été d’autres couleurs. Ce sont celles des douleurs des uns et des autres, vieux secrets cachés, mort d’un frère pesant encore de son ombre sur la valse des souvenirs. Autour, dans un autre monde, le petit personnel que l’on n’écoute pas, réclame ses droits.
Un diner se transforme en une expiation des blessures les plus profondes, viols, attouchements loin d’être anodins. C’est l’une des séquences les plus violentes du film, à la fois dans sa vérité sans ombre, parole crue qui se lâche. La réaction de certains personnages, à l’image de cette réunion de famille, ressemble à celle d’une autre époque. C’est ce qui se détache de l’ambiance générale, celle d’un monde que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, fantôme d’hier. C’est le poids de la mort du frère et de tous ces non-dits qu’elle éveille. Il devient ce fantôme trainant dans la marge, entre le monde des vivants et celui des morts. Il est à l’image de cette famille, entre hier et aujourd’hui, morte ou vivante ? L’amour s’invite dans ce chaos, nous rappelant qu’il est le même chez les petits et les grands. Le petit personnel s’enlace, s’embrasse, se trompe comme les patrons. La mise en scène est fluide, jouant d’un huis clos ouvert sur l’océan qui parfois caresse le vent au loin.
Les jardins et les pièces se transforment en espaces de théâtre de la réalité. Le spectateur démêlera l’écheveau de ce qui appartient à la vie de la réalisatrice, son histoire comme terreau de fiction, et parole inventée. C’est un cinéma particulier, entre comédie et drame. Il compose un genre spécifique, la poésie de Valeria Bruni Tedeschi. Elle ressemble à ces couleurs de fin du jour de l’été, caressant les blés dans ces lumières proches des tableaux des impressionnistes. À la fin, dans la brume, on finit par se perdre et se retrouver, comme nous le dit Valeria Bruni Tedeschi. On pense au néoréalisme italien rencontrant un cinéma plus proche de la poésie, quand le silence en dit plus que la parole, et le mensonge plus que la vérité.
Patrick Van Langhenhoven
Bonus:
Masterclass de la réalisatrice Valeria Bruni Tedeschi
Titre : Les Estivants
Réalisation : Valeria Bruni Tedeschi
Premier assistant réalisateur : Olivier Genet
Scénario : Valeria Bruni Tedeschi, Agnès de Sacy, Noémie Lvovsky et la collaboration de Caroline Deruas
Direction musicale : Steve Bouyer et Pascal Mayer
Décors : Emmanuelle Duplay
Costumes : Caroline De Vivaise
Photographie : Jeanne Lapoirie
Musique : Paolo Buovini
Son : François Waledisch
Montage son : Sandy Notarianni
Montage : Anne Weil
Mixage : Emmanuel Croset
Casting : Marion Touitou
Producteurs : Alexandra Henochsberg, Patrick Sobelman; Angelo Barbagallo
Directeur de production : Serge Catoire
Sociétés de production : Ad Vitam Production, Ex Nihilo, Bibi Films
Sociétés de distribution : Ad Vitam (France) ; Lucky Red (Italie)
Budget :
Langue originale : français et italien
Pays d'origine : France et Italie
Format : couleurs
Genre : comédie dramatique
Durée : 125 minutes (2 h 05)
Date de sortie : 30 janvier 2019
Distribution
Valeria Bruni Tedeschi : Anna, une cinéaste
Pierre Arditi : Jean, son beau-frère
Valeria Golino : Elena, sa femme et sœur d'Anna
Noémie Lvovsky : Nathalie, la co-scénariste d'Anna
Yolande Moreau : Jacqueline
Vincent Perez : Jonathan Dickinson, l'acteur suisse
Laurent Stocker : Stanislas
Riccardo Scamarcio : Luca
Bruno Raffaelli : Bruno
Marisa Borini : Louisa
Stefano Cassetti : Marcelo
Xavier Beauvois : le producteur du film
François Négret : Jean-Pierre
Oumy Bruni Garrel : Celia
Anthony Ursin : un petit garçon
Joël Clabault : Gérard
Guilaine Londez : Pauline