Anne et ses copines, à l’aube des années soixante, regardent l’avenir avec espérance. Elles parlent des garçons, des études, du métier qu’elles feront, de choix. On triche un peu avec la vie sans oser dire et avouer les secrets cachés. On s’invente déjà un petit air de rébellion. C’est celle des mères qui n’ont pas eu la chance de choisir, sous le poids du patriarcat. Tout cela change, le souffle de la tempête de soixante-huit frémit dans l’air. Anne partage son temps entre ses études de lettres et le café de ses parents. D’origine modeste, elle trace sa route courageusement pour en changer le cours. Le drame survient, brisant l’espérance, pour la ramener à la condition des femmes au corps esclave. Elle attend un « heureux événement » diraient les douairières. C’est un drame pour la jeune fille qui décide de rentrer dans la clandestinité et de reprendre son destin et son corps en main. C’est un chemin de croix, entre le « bon docteur » menteur, le médecin de famille bienveillant, la faiseuse d’anges. Elle sait qu’à tout moment, c’est la prison ou la mort qui l’attendent.
« Je ne veux pas un enfant à la place d’une vie »
C’est d’abord une question de regard que nous propose Audrey Diwan. C’est celui d’une époque qui nous semble lointaine qu’elle traite avec justesse et vérité. Lion d’or amplement mérité à la Mostra de Venise, elle adapte sans concession le roman d’Annie Ernaux sur un avortement clandestin dans la France des années 1960. C’est le regard de la caméra balayant le cercle entourant le monde de la jeune Anne. C’est une société qui semble prometteuse, mais cache derrière son hypocrisie de nombreux archaïsmes. Elle promet aux femmes un avenir au foyer ou pire, celui de l’indignation. De l’innocence à la délivrance, l’histoire trace une longue route semée d’embuches, parcours initiatique qui la transformera. Elle nous rappelle combien le combat de Simone Veil fut rude et apporta à toutes ces jeunes femmes un nouvel horizon.
La réalisatrice suit Anne pas à pas, aussi bien dans son combat contre la chair que celui plus complexe de l’esprit. Comment, sous le vernis de l’apparence, une tempête l’emporte aux confins de territoires plus obscurs. La mise en scène se veut minimaliste, la plus réaliste possible, comme pour son premier film, Mais vous êtes fou. C’est la descente en enfer d’Anne qui ne voulait que vivre sa vie. On oublie souvent que dans cet « événement » elle se jouait à pile ou face, avec la mort au bout. Elle ne porte aucun jugement moralisateur, mais dévoile la complexité d’un monde qui décide à votre place. C’est le regard des autres qui ne voient pas le drame se jouer. C’est celui de l’apparence et d’une jeunesse qui se pense libre, mais comme dirait Jean-Jacques Rousseau est « encore dans les fers. »
C’est le regard des adultes, variant entre un jugement sans concession, aveugle, prisonnier des lois, des conventions, déjà rebelle. C’est dans le détail scrupuleux et la forme du suspense que nous emporte la réalisatrice, jusqu’à la résolution, révolution finale. C’est la première fois que le cinéma traite de cette façon un sujet douloureux, sulfureux pour certains. L’avortement en est le cœur du récit, décomposant un acte qui apparaît bien plus complexe, plus gris que noir ou blanc. Il laisse des marques, parfois invisibles, dans le corps comme dans l’âme.
Patrick Van Langhenhoven
Bonus
Entretien avec Audrey Diwan
Titre français : L'Événement
Réalisation : Audrey Diwan
Scénario : Audrey Diwan et Marcia Romano
Direction artistique : Omid Gharakhanian
Photographie : Laurent Tangy
Son : Antoine Mercier et Philippe Welsh
Décors : Diéné Bérète
Montage : Géraldine Mangenot
Musique : Evgueni Galperine et Sacha Galperine
Production : Edouard Weil et Alice Girard
Sociétés de production : Rectangle Productions
Société de distribution : Wild Bunch Distribution
Pays de production : France
Format : couleur
Genre : drame
Durée : 100 minutes
Dates de sortie : 5 septembre 2021 (Mostra de Venise) 24 novembre 2021
Distribution
Anamaria Vartolomei : Anne Duchesne
Kacey Mottet-Klein : Jean
Luàna Bajrami : Hélène, une amie d'Anne
Louise Orry-Diquero : Brigitte, une amie d’Anne
Louise Chevillotte : Olivia
Pio Marmaï : le professeur Bornec
Sandrine Bonnaire : Gabrielle, la mère d’Anne
Leonor Oberson : Claire, une étudiante
Anna Mouglalis : Mme Rivière, l’avorteuse
Cyril Metzger : Gaspard, le jeune pompier
Éric Verdin : Jacques, médecin
Alice de Lencquesaing : Laetitia, une étudiante
Madeleine Baudot : Lise
Fabrizio Rongione : docteur Ravinsky
Isabelle Mazin : Magda
Julien Frison : Maxime, l’amant d'Anne
Récompense
Mostra de Venise 2021 : Lion d'or et prix FIPRESCI
Festival du film de Sarlat 2021 : prix d'interprétation pour Anamaria Vartolomei